Les auditions sur le Xinjiang, annulées par une cyberattaque le 4 mai, reprennent aujourd’hui. Le Parlement belge va s’interroger sur un éventuel génocide des Ouïghours. Cela nous concerne-t-il vraiment ? Oui, car la Belgique a ratifié la Convention sur le génocide, qui oblige les Etats parties à prendre des mesures pour prévenir un génocide.
UN DOSSIER DE VÉRONIQUE KIESEL
Publié par Le Soir Mardi 18 mai 2021.
Manifestation dénonçant un génocide contre les Ouïghours, le 19 février dernier à Washington. (Reuters)
Le Parlement belge va reprendre ce mardi les auditions de témoins et d’experts relatives à la répression de la minorité ouïghoure au Xinjiang, annulées le 4 mai dernier en raison d’une cyberattaque qui avait paralysé ses travaux.
Les députés devront ensuite adopter – ou pas – les différentes résolutions proposées, dont celle qui leur demande « de reconnaître le crime de génocide perpétré par le gouvernement de la République populaire de Chine contre les Ouïghours ».
Mais pourquoi diable nos élus se mêlent-ils de ce dossier difficile qui fâche Pékin au plus haut point ? Quel poids peuvent-ils avoir sur des événements se déroulant à plus de 6.000 kilomètres ? Bref, que peut faire le Parlement d’un si petit pays face à l’immensité de la puissance chinoise ? Tout simplement jouer son rôle. La Belgique est en effet, aux côtés de la Chine, un des 152 Etats qui ont ratifié la Convention pour la prévention et la répression du génocide. Comme les autres Etats parties, la Belgique s’est donc engagée à « prévenir et punir » ce « crime du droit des gens ». Et à prendre « conformément à leurs constitutions respectives, les mesures législatives nécessaires pour assurer l’application des dispositions de la présente Convention ».
La Chine affirme qu’aucun génocide n’est en cours au Xinjiang, et qu’y règnent au contraire paix et sécurité, couronnées par un développement économique record. Mais elle empêche toute visite indépendante non téléguidée sur le terrain, et tente de faire taire les témoins de la politique qu’elle y développe.
Les rescapés des camps qui livrent leurs témoignages douloureux sont accusés de manipulations et de mensonges. Une campagne bien orchestrée vise à décrédibiliser les experts occidentaux qui décodent les documents officiels chinois détaillant la politique en cours au Xinjiang. Et Pékin a même imposé des sanctions contre des chercheurs actifs sur la Chine et des parlementaires démocratiquement élus de plusieurs pays européens, comme s’ils étaient des criminels.
Les auditions qui auront lieu donneront au contraire la parole à des Ouïghours et à des experts universitaires. On ignore toujours la source de la cyberattaque du 4 mai, et si le fait qu’elle a eu lieu juste avant ces auditions n’était qu’une coïncidence. Mais en les reprogrammant, le Parlement belge prouve calmement qu’il entend remplir sa mission, sans se laisser intimider par une éventuelle menace.
La relative inaction des élus fédéraux face à la pandémie de covid-19 a suscité bien des critiques. Mais en garantissant le droit de s’exprimer sur un thème aussi délicat, ils rappellent tout l’intérêt et la force de leur rôle, de leur mission : se renseigner, écouter, débattre, voter des textes. En toute liberté.
1. Qu’est-ce qui caractérise un génocide ?
La Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, a été élaborée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et de l’Holocauste nazi, dans l’esprit du « plus jamais ça ». Elle a été adoptée en 1948, un jour avant la Déclaration des droits de l’homme, comme un des textes fondateurs de l’ONU, pour interdire qu’un Etat élimine une partie de la population qui est sous sa juridiction.
Selon l’article II de cette Convention (qui a été notamment ratifiée par la Chine), « le génocide s’entend de l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel : a) Meurtre de membres du groupe ; b) Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ; c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; d) Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ; e) Transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe. Et l’article III affirme que « seront punis les actes suivants : a) Le génocide ; b) L’entente en vue de commettre le génocide ; c) L’incitation directe et publique à commettre le génocide ; d) La tentative de génocide ; e) La complicité dans le génocide ».
2. Ce qui se passe au Xinjiang répond-il à ces critères ?
Si Amnesty International (AI) dénonce les violations des droits des Ouïghours, elle ne parle pas d’un génocide. « Pour conserver sa neutralité politique, AI n’affirme ni n’infirme jamais l’existence d’un génocide : nous préférons apporter des éléments factuels », décode Philippe Givron, d’AI Belgique francophone.
Human Rights Watch, autre acteur majeur, a, en sortant un nouveau rapport sur le Xinjiang, précisé ne pas avoir jusqu’ici « documenté l’existence d’intentions génocidaires. Toutefois, rien n’exclut un tel constat ». Le 8 mars dernier, une cinquantaine d’experts – juristes, sinologues, experts des Ouïghours ou des génocides – ont de leur côté publié The Uyghur Genocide : An Examination of China’s Breaches of the 1948 Genocide Convention. « Nous avons répondu à la question posée par le “New Lines Institute” (un centre de recherche indépendant basé à Washington actif sur les questions de politique étrangère) : y a-t-il un génocide en cours ? », détaille le professeur John Packer, directeur du Centre de recherche et d’enseignement sur les droits de la personne à l’université d’Ottawa, qui a encadré ce travail. « Et avons tous conclu qu’il y a suffisamment de preuves publiques pour affirmer qu’il y a bien un génocide en cours. »
« Le premier informateur est l’Etat chinois lui-même », confirme Vanessa Frangville, professeure en études chinoises à l’ULB. « Textes et photos partagés sur des blogs, sites ou réseaux sociaux d’instances officielles, articles de presse, communiqués et documents internes émis par des organes étatiques, appels d’offres et annonces d’emplois publics, images satellites qui révèlent une multiplication des structures de type carcéral, etc. » Un exemple : en août 2017, Maisumujiang Maimuer, responsable chinois des Affaires religieuses, avait, à propos des Ouïghours, publié cet appel sur Weibo : « Il faut briser leur lignage, casser leurs racines, leurs connexions, leurs origines. Complètement arracher les racines de ces gens aux deux visages, les déterrer et jurer de les combattre jusqu’à la fin. »
3. Y a-t-il eu « meurtre » et « atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale » des Ouïghours ?
« Il y a déjà eu de nombreux morts au Xinjiang : d’éminents dirigeants ouïghours ont été condamnés à mort ou, surtout dans le cas des aînés, à de très longues peines d’emprisonnement », précise le professeur Packer. « Mais il faut avoir à l’esprit que tous les génocides sont différents : il n’y a pas nécessairement de massacres de masse. En ce qui concerne les Rohingyas, on parle d’un “génocide à combustion lente”, qui dure depuis des décennies, avec des mesures qui touchent une génération après l’autre, de façon planifiée. Et mettre une personne dans une situation telle qu’elle ne pourra pas y survivre, c’est aussi un meurtre. Enfermer des jeunes hommes dans une prison où les conditions de vie – alimentation, hygiène – sont déplorables, sans accès aux soins de santé, c’est créer les conditions pour qu’ils meurent. »
De très nombreux Ouïghours ont, selon le rapport The Uyghur Genocide, « subi des lésions corporelles et mentales graves à cause de la torture systématique et des traitements cruels, y compris le viol, les agressions sexuelles, l’exploitation et l’humiliation publique, aux mains des responsables de camps, et des cadres hans (l’ethnie dominante en Chine, NDLR) affectés aux foyers ouïghours dans le cadre de programmes imposés par le gouvernement. Les camps d’internement contiennent des “salles d’interrogatoire”, où les détenus sont soumis à des méthodes de torture incessantes et brutales : coups de tube de métal, chocs électriques, coups de fouet. L’internement de masse et les programmes gouvernementaux connexes sont conçus pour endoctriner et “laver” le cerveau, ce qui pousse les Ouïghours à se suicider ou à tenter de le faire, en raison des formes extrêmes de torture physique et psychologique quotidienne dans les camps, y compris des simulations d’exécution, des séances d’“autocritique” en public et l’isolement cellulaire ».
4. Les Ouïghours ont-ils été soumis « à des conditions devant entraîner leur destruction physique » ? Les naissances ont-elles été entravées ?
Toujours selon le rapport, « les autorités ciblent systématiquement les Ouïghours en âge de procréer, les chefs de famille et les leaders communautaires pour les détenir dans des conditions invivables, imposent des mesures de prévention des naissances aux Ouïghoures, séparent les enfants ouïghours de leurs parents, et transfèrent les Ouïghours de façon massive dans des installations de travail forcé d’une manière qui correspond à l’internement de masse. En somme, la Chine inflige délibérément des conditions collectives calculées pour mettre fin à la survie des Ouïghours en tant que groupe ». « Dans les camps », explique John Packer, « les femmes sont soumises à des insertions forcées de dispositifs intra-utérins, à des avortements, obligées de prendre des traitements qui interrompent leurs cycles menstruels. Et les hommes jeunes sont ciblés pour l’internement, privant la population ouïghoure de la possibilité de se reproduire. Les taux de croissance de la population dans les régions à concentration ouïghoure sont de plus en plus proches de zéro. »
5. Y a-t-il eu des transferts forcés d’enfants à un autre groupe ?
« En 2017, en vertu de la nouvelle politique du gouvernement, la Chine a commencé à construire un vaste réseau d’énormes pensionnats et orphelinats hautement sécurisés et dirigés par l’Etat afin d’y confiner les enfants ouïghours, y compris les nourrissons, à temps plein (…) qui, souvent, perdent leurs deux parents à cause de l’internement ou du travail forcé. Ils y sont élevés dans des environnements chinois selon les méthodes d’éducation des enfants de la population han », conclut le rapport.
6. Quelles sont les justifications avancées par le gouvernement chinois, qui nie tout génocide ?
Le pouvoir chinois affirme qu’il agit dans le cadre d’une campagne antiterroriste. Face à la volonté de Pékin de gommer les particularités religieuses et culturelles des Ouïghours pour en faire des Chinois comme les autres, face aux discriminations croissantes, des activistes ouïghours ont en effet commencé, au début des années 90, à mener des actions violentes qui ont fait au total plusieurs centaines de victimes.
« Un cycle qui a vu l’Etat s’opposer à des actes de violence locaux a commencé en 1990 avec l’incident Baren, durant lequel un groupe de Ouïghours du Sud a résisté à l’imposition de restrictions religieuses dans la préfecture de Kashgar », explique Joanne Smith Finley, maître de conférences en études chinoises à la Newcastle University. « En réaction, l’Etat chinois a déployé une force disproportionnée, tuant près de 1.600 Ouïghours avec des troupes antiémeutes, des tanks et des avions de chasse. Cet événement a, des années plus tard, été qualifié d’attaque terroriste lorsque la Chine a décidé d’adopter les discours américains post-2001 centré sur la Guerre globale contre la terreur. » D’autres événements ont suivi : attentats à la bombe, raids des forces chinoises, répression de manifestations…
« En 2014, huit Ouïghours se sont attaqués à des civils han dans la gare de Kunming, localité du centre de la Chine : un acte qui peut légitimement être qualifié de terroriste », poursuit Joanne Smith Finley « Il a conduit le président Xi Jinping à annoncer publiquement une “Guerre populaire contre la terreur”. A chaque étape, les autorités chinoises paraissent avoir très fortement surréagi à la perception d’une menace ouïghoure. Jusqu’à arriver au point où, en 2014, tout ce groupe soit considéré comme dangereux. »
« Un gouvernement a évidemment le droit de lutter contre le terrorisme », précise John Packer. « Mais s’agit-il de mesures discriminatoires ? Ciblent-elles précisément les personnes suspectées de terrorisme ? Si ces mesures sont prises contre la population en général, est-ce vraiment dans le but de lutter contre le terrorisme ? » La lutte contre le terrorisme ne permet pas tout : les défenseurs des droits humains avaient ainsi multiplié les rapports pour dénoncer les abus de la « guerre contre la terreur » menée par l’administration de George W.Bush après les attentats du 11 septembre 2001, et notamment les tortures sur la base de Bagram en Afghanistan ou l’enfermement sans inculpation de suspects à Guantánamo. Et ces organisations de défense des droits humains auraient aussi protesté si, après les attentats de Paris et de Bruxelles, toute la population de culture musulmane de ces deux pays avait été enfermée pour être « rééduquée »…
Le gouvernement chinois explique aussi qu’il a créé des « centres de formation » pour lutter contre le chômage. « Pékin prétend offrir une “formation professionnelle” et une “déradicalisation”, mais cette rhétorique ne peut occulter la sinistre réalité de crimes contre l’humanité. Les autorités chinoises persécutent les musulmans turciques de manière systématique, qu’il s’agisse de leur vie, de leur religion, ou de leur culture », estime Sophie Richardson, directrice Chine à Human Rights Watch.
7. Est-ce l’ONU qui a le pouvoir de déterminer s’il y a un génocide ?
« De nombreux pays affirment que c’est à l’ONU de se prononcer : c’est une fausse excuse. Ce n’est pas à l’ONU, qui n’est pas une puissance souveraine mais un organisme interétatique, de décider si un génocide est en cours. Ni à son secrétaire général, qui est au service des Etats et dépend d’eux pour le renouvellement de son mandat », s’insurge John Packer. « L’ONU n’a pas ce pouvoir, d’autant que le pays mis en cause, la Chine, est un des membres les plus puissants du Conseil de sécurité, et qu’elle dispose d’un droit de veto. »
Et la Cour internationale de justice ? En novembre 2018, la Gambie, soutenue par les 57 Etats membres de l’Organisation de la coopération islamique (OCI), avait certes intenté une action en justice devant la plus haute cour de l’ONU, qui statue normalement sur les différends entre Etats, accusant officiellement le Myanmar de génocide contre les musulmans rohingyas.
Une action de ce type contre la Chine est-elle envisageable ? Non, car la République populaire de Chine a imposé une réserve lorsqu’elle a ratifié la Convention sur le génocide, indiquant qu’elle « ne se considère par liée par l’article IX » de ladite Convention. Cet article indique que « les différends entre les Parties relatifs à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la présente Convention, y compris ceux relatifs à la responsabilité d’un Etat en matière de génocide (…) seront soumis à la Cour internationale de justice, à la requête d’une partie au différend ».
La Cour pénale internationale alors ? La Chine n’étant pas partie au Statut de Rome qui a créé la CPI, aucune action n’est envisageable de ce côté-là. « Vu le poids diplomatique de la Chine », reprend John Packer, « il n’y a par ailleurs pratiquement aucune chance que soit un jour créé un tribunal international pour juger les crimes commis contre les Ouïghours. Il y a théoriquement des possibilités d’agir via la compétence universelle, mais il faudrait d’abord arrêter un haut responsable chinois, et cela, ce n’est pas gagné… »
Car la question de puissance est essentielle : si les Etats membres de l’Organisation de la coopération islamique ont, à propos des Rohingyas, haussé le ton face à la Birmanie, on ne les a pas entendus sur la politique menée par la Chine contre les Ouïghours, eux aussi musulmans…
Jusqu’ici, seul le gouvernement américain a d’ailleurs osé dénoncer un génocide des Ouïghours : Mike Pompeo, secrétaire d’Etat de Donald Trump, l’a fait au dernier jour de son mandat. Et son successeur, Antony Blinken, a lui aussi affirmé fin janvier qu’un génocide était commis.
8. Quelle est la responsabilité des Etats parties à la Convention ?
Ils doivent d’abord ne pas commettre de génocide, mais ont aussi l’obligation de prendre des mesures concrètes pour prévenir un génocide, et pour punir ceux qui en commettent un, sous peine d’en devenir complices. « La Cour internationale de justice a, en janvier 2020 à propos de la Birmanie, indiqué que l’obligation de prévenir un génocide commence dès qu’un Etat constate qu’il y a un risque de génocide », décode John Packer. « Cette étape est, selon nous, largement dépassée. Certains analystes estiment qu’il faut encore attendre : attendre quoi ? Qu’il y ait des massacres de masse ? Pour alors prendre conscience du fait qu’il y a un risque de génocide ? C’est insensé et contraire à la Convention. »
9. Mais comment agir face à la Chine ?
« Puisque la Convention les y oblige, les Etats parties devraient agir ensemble, avec des “moyens susceptibles d’avoir un effet dissuasif” sur la Chine, pour l’inciter, sans recours à la force contraire à la Charte des Nations unies, à changer sa conduite », précise John Packer. « Ces Etats ne peuvent plus continuer le “business as usual” : ils devraient donc éviter des relations commerciales liées à cette situation spécifique (en n’achetant par exemple plus de coton du Xinjiang ou des textiles risquant d’être produits par le travail forcé des Ouïghours). Ou en suspendant d’autres types de relations, comme une participation aux Jeux olympiques d’hiver qui auront lieu en Chine en 2022. Dans le droit international relatif à la responsabilité de l’Etat, un Etat peut prendre des “contre-mesures” qui doivent être proportionnelles, conformes à la Charte des Nations unies et, de préférence, ciblées pour être efficaces. Il est même permis de prendre des contre-mesures qui constitueraient autrement une violation (comme la suspension d’un accord commercial) si ces mesures répondent à l’objectif et aux critères spécifiques susmentionnés. » « Les Etats, les entités multilatérales, le secteur privé et la société civile doivent agir de toute urgence avant qu’il ne soit trop tard », ajoute Omer Kanat, directeur exécutif du Uyghur Human Rights Project. « Des Etats doivent approuver des législations qui conditionnent le commerce au respect des droits des travailleurs. Les entreprises doivent arrêter de faire du profit grâce à des chaînes d’approvisionnement basées sur le travail forcé des Ouïghours. Les universités doivent réfléchir à deux fois avant de conclure des contrats de coopération alors que des centaines d’intellectuels ont disparu ou sont morts en détention. »
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