Dans la province du Sud-Kivu, des agriculteurs bantous qui se prétendent autochtones affrontent des Tutsi congolais aux lointaines racines rwandaises.
Publié par Le Monde le 21 octobre 2020 - Mis à jour le 22 octobre 2020.
By Joan Tilouine
Une délégation de la MONUSCO à Fizi, l'un des territoires touchés par les violences récentes, le 16 mars 2019 [MONUSCO/Jacob de Lange]
Le vieux Maguru Mohinda a le ventre vide. Il vient de passer une nuit glaciale sur la colline de Mikenge, un village perché sur les hauts plateaux du Sud-Kivu, et redoute la prochaine. L’octogénaire a beau rêvé de sa maison et de ses deux cents vaches, il n’est pas près de les retrouver.
Comme lui, des milliers de Banyamulenge, des Tutsi congolais aux lointaines racines rwandaises, ont dû fuir les attaques des Maï-Maï, des milices d’agriculteurs bantous qui se prétendent autochtones. Sa case a été détruite et son cheptel pillé par des éléments de groupes armés qui ravagent cette région coupée du reste de la République démocratique du Congo (RDC), faute de routes.
« Ils disent qu’on est rwandais et qu’on doit rentrer. Mais si je dois mourir, c’est ici, au Congo, mon pays. C’est là que je suis né, de même que mon père et mon grand-père… C’est là qu’on m’enterrera », précise M. Mohinda, en plantant son bâton de berger sur la terre où il survit désormais. Avec 2 747 autres déplacés, il s’est installé en septembre 2019 dans un camp de fortune adossé à une petite base de la Mission des Nations unies en RDC (Monusco).
Le conflit a déplacé plus de 110 000 personnes, avance le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies (OCHA), un chiffre invérifiable sur le terrain. Des casques bleus pakistanais veillent et repoussent les incursions des Maï-Maï, déterminés à chasser les Banyamulenge. « Avant, nous étions riches avec nos vaches et nos terres. Nous voilà dépendants d’une aide humanitaire qui n’arrive pas. Et si on sort du camp, on risque de se faire tuer », dit Chiza Philemon, instituteur et éleveur qui peine à nourrir ses neuf enfants en cultivant du chou et du maïs sur un lopin de terre.
Les Banyamulenge, cibles des Maï-Maï
Depuis plus de deux ans, la situation sécuritaire s’est considérablement dégradée sur les hauts plateaux où des villages sont incendiés, des habitants assassinés. Les violences entre communautés dévastent ces montagnes meurtries par les guerres passées et leurs métastases. Dans les années 1990, des jeunes Banyamulenge avaient été formés au maniement des armes en Ouganda par l’Armée patriotique rwandaise, la rébellion de Paul Kagame.
Nul n’a oublié à l’est de la RDC qu’ils étaient en première ligne, vêtus de l’uniforme de l’armée rwandaise entrée sur le territoire lors de la guerre qui a renversé Mobutu Sese Seko en 1997. Certains, parmi ces jeunes officiers banyamulenge, ont ensuite choisi d’intégrer l’armée congolaise. D’autres ont combattu les groupes armés soutenus par le régime rwandais las de voir la communauté instrumentalisée pour déstabiliser la RDC. Jusqu’à ce jour, Kigali soutient discrètement des milices congolaises et burundaises hostiles au régime burundais du président Evariste Ndayishimiye.
Aujourd’hui, les Banyamulenge se retrouvent ciblés par une constellation de groupes maï-maï électrisés par les discours de haine ethnique relayés par des politiciens et motivés par l’argent. La conquête de terres et le vol de bétail peuvent générer des sommes considérables. « Plus de 265 000 têtes de bétail ont été volées et des centaines de pasteurs tués. Le conflit n’a cessé d’empirer à cause des vaches qui sont devenues des butins de guerre. C’est devenu un business pour les Maï-Maï et un moyen d’aggraver la situation humanitaire », constate Rubibi Mporana, l’un des présidents de la communauté des éleveurs des hauts plateaux.
A des milliers de kilomètres de là, à Kinshasa, la capitale, une bourgade des hauts plateaux s’est retrouvée au cœur des débats politiques. Minembwe, c’est son nom, compte environ 40 000 âmes, très majoritairement des Banyamulenge, et des vaches malingres rescapées des razzias de Maï-Maï.
Un « nettoyage ethnique » en cours
Contrairement à ce que veulent faire croire certains politiciens, il n’y a pas de projet d’aéroport international, mais une simple piste aménagée sur une plaine verdoyante. Son hôpital est un bâtiment décati dépourvu d’équipements et, comme dans la majeure partie du pays, il n’y a ni route asphaltée ni électricité. Les seules voitures qui empruntent les pistes ocre sont une ambulance, les véhicules de la Monusco et une jeep de l’armée congolaise.
Le 28 septembre, ce groupement de villages a finalement obtenu le statut de commune. Le ministre de la décentralisation, Azarias Ruberwa, un leader politique de la communauté banyamulenge de Minembwe, ancien vice-président qui fut un cadre du RCD, la rébellion pro-rwandaise (1998-2002), avait fait le déplacement.
Ce qui a provoqué un scandale national, qu’importe si un décret promulgué sept ans plus tôt prévoyait la création de cette commune selon des frontières clairement définies et qui en aucun cas ne s’étirent jusqu’au Rwanda, comme veulent faire croire des politiciens et des activistes pour qui ces Tutsi, arrivés du Rwanda par vagues successives à compter du XIXe siècle, ne sont pas des Congolais. Certains les considèrent toujours comme des « Rwandais » venus « coloniser » la RDC.
De son côté, la diaspora banyamulenge, plutôt bien organisée pour acheminer quelques vivres et très active en ligne, dénonce un « nettoyage ethnique » en cours. La commune de Minembwe a subitement ravivé la crainte d’un projet de « balkanisation » de la RDC et le souvenir traumatisant de la présence d’armées étrangères à l’est du pays, dont celle de Kigali responsable de crimes de guerre impunis. Le président congolais, Félix Tshisekedi, surpris par l’ampleur de « l’affaire Minembwe », a fini par suspendre l’installation officielle de Mukiza Nzabinesha Gadi, le malheureux bourgmestre.
« Démons » tutsi
« Ça fait mal car il y a un besoin de la présence de l’Etat, dit ce dernier, assis sur une chaise en plastique dans son bureau dépourvu de tout équipement. En toile de fond, il y a toujours le problème de la reconnaissance de la nationalité des Banyamulenge encore considérés par certains acteurs politiques comme des occupants. Dans la région, certains parlent de “démons” tutsi. » Alors, pour obtenir des documents administratifs, les habitants doivent arpenter une centaine de kilomètres à pied au risque de tomber dans une embuscade des milices.
Sur les hauts plateaux, une sorte de cessez-le-feu a été négocié avec les groupes armés et plusieurs initiatives de réconciliation ont été lancées par le gouvernement et la société civile. L’armée congolaise, soupçonnée par les chefs banyamulenge de collaborer avec des Maï-Maï et de participer au trafic de bétail, a décidé de limiter ses opérations – sauf contre les groupes armés étrangers – afin de laisser une chance à ces médiations. Le pillage de vaches n’a toutefois pas cessé, à en croire les éleveurs, et la situation reste tendue entre les communautés qui disposent chacune d’une ou de plusieurs milices et de stocks d’armes.
Les Banyamulenge ne sont pas en reste. Leurs milices d’autodéfense, les Twigwaneho, elles aussi accusées d’exactions, ont brisé la trêve dès le 1er octobre en ciblant des villages bafuliro, selon l’armée congolaise. Les miliciens banyamulenge se sont toutefois jusque-là montrés incapables de protéger la communauté des assauts répétés des Maï-Maï.
Le dernier espoir des Banyamulenge
Près de 200 jeunes étudiants dans les pays des Grands Lacs sont rentrés pour prêter main-forte à un certain Makanika, le « héros » du moment ou plutôt le dernier espoir des Banyamulenge. Makanika, Michel Rukunda de son vrai nom, est un colonel de l’armée congolaise qui a déserté en janvier pour rejoindre les hauts plateaux et cordonner la « résistance ».
Ce guerrier d’environ 45 ans dirige dans la clandestinité plusieurs centaines de combattants depuis son fief situé à une trentaine de kilomètres du camp de déplacés de Mikenge. « Il compte dans ses rangs d’autres capitaines et majors déserteurs en plus des jeunes qui sont bien entraînés et d’une partie des Twigwaneho », explique un haut gradé de l’armée congolaise déployé dans la région qui connaît bien Makanika pour avoir autrefois combattu à ses côtés.
C’était dans les rangs de l’armée patriotique rwandaise dans les années 1990 puis congolaise. Aujourd’hui, le colonel rebelle s’appuie notamment sur un autre déserteur de l’armée congolaise rentré de Kigali et qui bénéficie d’un soutien financier de la diaspora banyamulenge. Il n’hésite pas à coordonner des attaques contre les positions de l’armée congolaise. « Makanika se sacrifie pour nous défendre et, s’il le faut, pour mourir avec nous. Une partie de nos jeunes le rejoigne volontairement », précise un déplacé du camp de Mikenge. Sa priorité serait la protection de la communauté et la récupération de vaches pillées.
Mais sa rapide montée en puissance intrigue et alimente les soupçons d’un éventuel soutien de pays voisins. « Ses hommes sont accompagnés d’étrangers, des Rwandais et des Burundais, qui massacrent des villages et violent nos femmes », accuse un cultivateur bafuliru habitant d’un village récemment visé par les troupes de Makanika qui a mené des attaques ce lundi sur trois villages Bafuliru des environs de Mikenge. Ce nouveau groupe armé risque d’aggraver les soifs de vengeance et d’empirer la situation tant sécuritaire qu’humanitaire. Sur les collines des hauts plateaux, chaque communauté parle de la paix mais se prépare, une fois encore, à faire la guerre.
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